Christian Bonnefoi

Logbook

Christian Bonnefoi

Corps Migratoires / Migrant Bodies

Corps Migratoires / Migrant Bodies, the seventh entry of Logbook, focuses on Christian Bonnefoi's relationship with literature through his collage works. His composing elements can change and move with pins from one collage to another and find themselves between new, unexpected figures. The elusive kiss of Madame Proust or the indefinite shape of Odradek in Kafka join this fluid dynamic of constant metamorphoses. The presentation includes a selection of collage works and two texts written by the artist, which complete the circle between the formal and the written word.

L’envol du baiser de Madame Proust. Ou: Comment faire une composition en forme de récit. (The evasion of Mme. Proust's kiss. Or: How to make a composition in the shape of a story, 2017), compares painting's procedure to the construction of a narrative informed by our involuntary memory, built upon recollections of the past that are in constant movement. Just as Madame Proust's kiss mutates from the bottom of her heart to the gesture of her hand and onto the recipient's look, painting exposes partial contents of an unknown reserve that inscribe themselves into an object, traveling later into another.

The disperse members of Odradek (2020), reflects on the enigmatic shape of Kafka's creature, which Benjamin referred to as "the form which things assume in oblivion". Made up of "old, broken-off bits of thread that are knotted and tangled together of all sorts and colours", Odradek is made of shapes that reveal and hide themselves, disappearing and reappearing in a different place without never really ceasing to exist. For Bonnefoi, Odradek incarnates thus the idea of duration itself, everything that persists and survives, a sort of "original".

"…since, not having recognised me at first, as soon as I called to her from the gondola, she sent out to me, from the bottom of her heart, a love which stopped only where there was no longer any material substance to support it on the surface of her impassioned gaze which she brought as close to me as possible, which she tried to thrust forward to the ad- vanced post of her lips, in a smile which seemed to be kissing me, in the framework and beneath the canopy of the more discreet smile of the arched window illuminated by the midday sun"

- Marcel Proust, Remembrance of Things Past, Volume 2, Chapter III, "Venice", 1922–1931 (EN)


"At first glance it looks like a flat star-shaped spool for thread, and indeed it does seem to have thread wound upon it; to be sure, they are only old, broken-off bits of thread, knotted and tangled together, of the most varied sorts and colors. But it is not only a spool, for a small wooden crossbar sticks out of the middle of the star, and another small rod is joined to that at a right angle. By means of this latter rod on one side and one of the points of the star on the other, the whole thing can stand upright as if on two legs"

- Franz Kafka, The Cares of a Family Man, 1919.

L’envol du baiser de Madame Proust
Ou:
Comment faire une composition en forme de récit.


« L’assaut de Cupidon consiste en ce que l’esprit, depuis certaine partie de l’aimé, se glisse vers toutes les autres et se diffuse en elles, afin qu’il puisse s’embraser tout entier »

- Giordano Bruno, Des Liens.


J’ai longtemps considéré le formalisme comme la posture fondamentale et nécessaire qui mène à une production de formes.

Par formalisme j’entends la fusion de la techne et du logos. Car l’apparition d’une forme et son avancée vers celui qui regarde (ce qu’on appelle un effet) déploie en retour une activité en profondeur (ce qu’on appelle une inscription) vers le « pays de l’obscur » d’où elle provient.

La technique accompagnée d’une démarche théorique possèdent donc une double efficacité, l’une tournée vers l’exposition, l’autre du côté de « l’accroissement du réel ».

Dans ce « pays de l’obscur » Proust localise les sensations et les images résiduelles de la vie , stockées et mises à la disposition de la mémoire involontaire, à partir desquelles elle organisera un récit authentique. La peinture procède de même : dans le temps où elle s’expose elle constitue parallèlement une réserve, un fond en perpétuel mouvement, à l’abri du regard, comme le développement symétrique des racines et des branches de l’arbre. Il fallait lui procurer l’occasion d’une sorte de réminiscence, une trouée par laquelle l’effet puisse considérer sa cause et en faire l’objet de sa passion, et la cause, trouvant appui aux ailes de l’effet, s’envoler à la façon du « baiser de Madame Proust ».

Sans renier quoi que ce soit de la position formaliste, je me suis interrogé alors sur ce résiduel porteur d’un récit très particulier, et caché, qu’on pourrait appeler « récit abstrait » (par exemple, « L’histoire des deux carrés » de Lissitsky).

J’ai pensé à « la saison des idées » de Baudelaire, aux Rêveries du promeneur solitaire où Rousseau « s’abandonne aux sensations » qui sont comme des papillons dans le ciel de la pensée.

Et à Eisenstein qui, sans doute le premier, a su utiliser la puissance d’investigation formelle du cubisme et du constructivisme au service du récit social, non pas comme un argument de style mais comme une fonction nécessaire, parce que l’histoire à ce moment précis devait faire appel à une langue nouvelle.

Dans le va et vient de la technique et de la forme, par le biais de collages qui sont les éléments discrets de ce que j’appelle une Composition (par exemple celle représentée ici, « Le Théâtre du rêve sans fond ») j’ai trouvé l’occasion d’organiser le « grand transfert », le déplacement des conditions matérielles de la forme dans la chair d’un récit particulier où les figures du psautier de la comtesse de Soisson se mêlent à celles des aventures de Tintin.

Le récit est la voie par laquelle le sentiment donne au souci formel la plénitude de l’expression, c’est à dire du lyrisme.

Le trou que Bottom ouvre dans le mur de plâtre n’est pas une simple veduta, c’est l’ouverture du fond lui-même, par lequel il accède au Sans-Fond du récit fantastique du Songe d’une Nuit d’Eté. Ainsi communiquent à nouveau le monde des dieux et des hommes par l’entremise de Puck. Le bois sacré et le théâtre profane mélangent leur paysage de langues traversé par des corps de peinture.

Ce récit fantastique va au-delà du genre ; il est le principe du récit en général ; ignorant les ruptures, les oppositions, les argumentations, il se livre entièrement au mouvement fluide de la métamorphose : « Fond » est un âne, un artisan, un acteur, le milieu cristallin que traverse la langue, « la suprême » (« penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement… », dit Mallarmé ) qui trouve dans La Recherche du Temps Perdu la matière nécessaire à sa mutation dans un nouveau corps.

Dans la Fugitive il y a un moment où le récit se rétracte et s’immobilise pour s’enrouler comme un effet de mémoire sur un autre récit, concentré celui-là, et d’une autre densité, qui ne bouleverse pas le flux syntaxique continu dans lequel il est enchâssé, mais s’y loge, moelleux comme une madeleine, « gâteau court et dodu ».

Il parle de sa mère :

«… parce que, ne m’ayant pas reconnu tout de suite, dès que de la gondole je l’appelais, elle envoyait vers moi du fond de son coeur son amour qui ne s’arrêtait que là où il n’y avait plus de matière pour le soutenir, à la surface de son regard passionné qu’elle faisait aussi proche de moi que possible, qu’elle cherchait à exhausser, à l’avancée de ses lèvres en un sourire qui semblait m’embrasser, dans le cadre et sous le dais du sourire plus discret de l’ogive illuminée par le soleil de midi… ».

Il y a une autre version, un brouillon, dans « Contre Sainte-Beuve », intitulé « Conversation avec maman » :

« … quand je l ‘appelais, dès qu’elle m ‘avait reconnu, elle envoyait du fond de son cœur sa tendresse vers moi, qui s’arrêtait là où finissait la dernière surface sur laquelle elle eut pouvoir, sur son visage, dans son geste, mais tachant de l’approcher de moi le plus possible dans un sourire qui avançait vers mois ses lèvres et dans un regard qui tâchait de se pencher hors de ses jumelles pour s’approcher de moi, pour cela la merveilleuse fenêtre avec ogive… »

Ce qui « bouge », de la première version à celle définitive, c’est le passage de « la surface du visage », lieu vague et ne réservant à l’envoi du baiser que la possibilité d’une mimique mal à propos, de son signe cru, consistant à l’accompagner « dans son geste », de la main portée à la bouche, puis à le souffler en direction du fils, à celle de la surface du regard (il ne dit pas : des yeux) qui est une une ouverture par laquelle l’envoi « du fond de son cœur » trouve la voie aisée et naturelle à plus de proximité . L’appel de Proust, dont l’image se peint dans le regard de la mère, modifie soudainement son visage neutre de promeneur pour y dessiner à distance l’anagramme figuré de la tendresse, dans le même temps qu’elle lance vers lui le fil du baiser ailé grignotant grain à grain la matière nécessaire à son exhaussement.

Et cela sous l’œil d’un témoin, une fenêtre gothique qui duplique la scène du baiser dans l’univers des « choses » : « quand … j’apercevais cette ogive qui m’avait vu, l’élan de ses arcs brisés ajoutait à son sourire de bienvenue la distinction d’un regard plus élevé et presque incompris » Après le décès de la mère, lors d’une nouvelle visite à Venise, passant devant cette fenêtre, « elle ne me dit que la chose qui peut le plus me toucher : « Je me rappelle très bien votre mère ».

Le baiser ailé a déjà commencé sa course quelques pages auparavant quand Proust, après une visite aux fresques de la Arena, parle d’une autre sorte d’oiseau :

« …les anges sont représentés à la Arena comme des volatiles d’une espèce particulière ayant existé réellement, et ayant dû figurer dans l’histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques »

C’est alors que, dans une sorte de conflagration de mots et d’images qui peuplent la mémoire comme les étoiles le ciel nocturne, le baiser qui traverse l’air assoupi et cristallin de Venise ,et le vol des anges « à grand renfort d’ailes qui leur permettent de se maintenir dans des positions contraires aux lois de la pesanteur », s’arrachant au plâtre de l’intonaco, m’apparurent être l’allégorie de ce que Proust dans « La Contemplation esthétique » » nomme « le grand transfert » et qui est à proprement parler la déposition du moi dans un objet (« un récipient de paroles) qu’on appelle l’œuvre : « A ce moment il (l’auteur) a changé son âme contre l’âme universelle ». De manière plus étonnante (car le mot dans la bouche d’Artaud ne surprendrait pas, mais ici il sonne de façon étrange) Proust utilise l’expression de « sperme complet » par laquelle, dans un étrange alliage de la génétique et de l’ontologie, il désigne le déplacement de « l’homme caduc qui peut -être mourra ce soir » dans un corps d’écriture qui en assure la survie.

Nous sommes à ce point où toutes les volatilités du grand transfert convergent vers Walter Benjamin, non pas seulement parce qu’il accueille largement un grand nombre de « propositions proustiennes » mais aussi, « vitesse en route vers une cible », parce qu’il est dans la destinée, c’est à dire la visée, de celles-ci.

L’Angelus Novus est l’icône qui accompagne Walter Benjamin toute sa vie. Ange qui change de nature : l’Ange de l’Histoire. Qui est aussi, dans la tradition juive, le nom secret de Benjamin, Agesilaus Santander, anagramme presque parfait de Der Angelus Satanas, « le messager des vieilles gravures », . Des deux versions de ce court texte, Agesilaus Santander, écrit en 1933, Gershom Scholem en parcourt magnifiquement le labyrinthe aussi complexe que les calli vénitiennes dont Proust faisait, autant que de la visite des églises, son plaisir.

A ce lien allégorique s’ajoute celui plus profondément enfoui dans le mouvement du « grand transfert ».

Quand, dans la Tâche du Traducteur, Benjamin « prête attention à la maturation posthume de la parole étrangère », il note indirectement le prolongement de la matière proustienne dans son propre verbe . Il en garantit la « survie » dans la figure d’une mutation : « Car dans sa survie, qui ne mériterait pas ce nom si elle n’était mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie ».

« Cette survie, quand elle a lieu, se nomme gloire ». Gloire est la traduction de l’hébreu, proposée par Scholem, « kavod », terme réservé à l’apparition lumineuse du divin, et qui connaîtra une « maturation posthume » dans la fondamentale notion benjaminienne d’aura, qu’elle soit pensée du côté du matérialisme ou de la mystique.

Mais c’est dans le Drame baroque allemand que Benjamin donne au baiser de Mme Proust l’argument et la possibilité du vol, son « exhaussement » et son accomplissement. Selon Scholem, «il a écrit qu’avec les anagrammes on voit le mot, la syllabe et le son parader fièrement émancipés de toute liaison sémantique traditionnelle, comme choses se prêtant à l’exploitation allégorique ». Comme dans la préparation du baiser qui compose sur le visage de Mme Proust, au gré du mouvement musculaire amorcée par le cœur puis la bouche, et courant jusqu’aux yeux, un nouveau visage où chaque trait ou partie, libérés de la servitude de la ressemblance, sont fondus au liant de l’intensité amoureuse qui les assemble pour une nouvelle configuration.

Cependant il manque encore la force ou énergie nécessaires pour donner des ailes à cette intensité qui n’en est encore qu’à fleur d yeux, pour atteindre à « l’exhaussement » qui donne aux objets, aux corps, aux sentiments faisant maintenant bouillie (matière) comme la madeleine mâchée et mêlée au thé dans la bouche. Cette force Benjamin, toujours dans la perspective de la maturation et de la survie, mais cette fois au niveau de la pure essence, la situe dans le verbe du Trauerspiel qui, à la différence du verbe tragique, « se transforme depuis le lieu de son origine en se tournant vers le point où il débouche. Ce verbe en transformation est le principe langagier du Trauerspiel… Pour ce verbe le langage n’est qu’un stade intermédiaire dans le cycle de sa transformation… ».

Le « grand transfert » a trouvé son véhicule dans « la pure vie affective du verbe où celui-ci se décante en passant du son naturel au pur son du sentiment ».

Les affects peuvent ainsi composer anagrammatiquement, dans toutes les directions.

A l’occasion d’une exposition où je montrai des collages punaisés directement au mur, comme des tableaux, indépendant les uns des autres, auxquels j’ai donné le nom de Ludo, je me suis aperçu que le vide entre eux associé à une certaine proximité formelle les uns des autres, agissait à la façon d’une conversation muette. Ce vide était l’appel au lien, à l’articulation, à l’extension, c’est à dire au récit. « Toute image est sous prescription de discours », dit Jean-Louis Schefer à propos d’un portrait de Laura Battiferri par Bronzino.

Je décidai alors d’associer cette suite d’objet indépendant dans un ensemble, une composition, comme celle du « Rêve du Théâtre Sans-Fond » qui est représentée au début de ce texte. J’ai donc construit le vide par l’ajout d’éléments qui permettait de lier les figures (Ludos) les unes aux autres. Ces éléments intercalés sont à peu près ce que que sont les éléments a-sémiques dans la langue. Le modèle technique est celui des intarsie du Moyen-Age et de la Renaissance. L’aspect d’ensemble est celui d’un puzzle. Mais comme chaque figure peut passer d’une composition à l’autre, corps migratoires, et se retrouver ainsi à proximité d’autres figures inédites, il faut alors modifier la forme et la couleur des éléments a-sémiques intercalaires. Ce n’est donc pas un puzzle, puisque les limites de chaque forme sont ici mouvantes, mais une combinatoire du type de l’anagramme.

Ainsi peut commencer ce que j’appelle une nouvelle Composition.

Cette composition s’appellera « L’envol du baiser de Madame Proust ».

Il y aura des blocs de couleur qui seront comme des moments de variation de la circulation sanguine cherchant une issue à l’orée de la peau, épousant comme l’eau versée sur un filet chacune de ses aspérités, se dévoyant à chacun de ses vides; puis s’aidant de la chaleur qui est aussi une sorte de liquide, la couleur s’exhaussera dans la forme, qui est un récipient.

Il y aura aussi une fenêtre à ogive, le miroitement de la lumière sur l’eau du Grand Canal, et sa flèche inversée qu’on appelle réverbération, le fléchissement et l’avancée de la lèvre quand elle entame une action qu’on devine dès son amorce mais dont ignore encore la destination. D’autres choses encore.

Et le mouvement qui lie.

- Christian Bonnefoi, 2017.

Les membres dispersés d’Odradek. (1)

Un auteur a dit qu’ « Odradek est la forme que prennent les choses oubliées », et nous verrons effectivement qu’il est question de mémoire mais de celle qui tout en prenant le chemin inverse du temps déroulé va recomposer le passé en s’aidant des lambeaux et autres résidus que la mémoire ordinaire abandonne en chemin. Cette mémoire , s’appuyant sur le presque rien fantomatique que la négligence ou le manque d’attention à l’événement ont laissé s’accumuler aux pieds de l’Ange, la matière même de la réalité, sa matière fondamentale, c’est bien à partir d’un fond sur lequel elle rebondit qu’elle prend corps.

J’ajouterai que ce mot, qui d’une certaine façon est un nom propre, est la forme solaire, ludique, facétieuse et joyeuse s’opposant à celle sombre, laborieuse, cruelle inquiète de la bête du Terrier.

Ces deux sortes d’être viennent de la nuit des temps mais c’est Franz K, de Prague, qui en a fixé le récit (au moins une partie) dans des nouvelles datant de l’après première guerre mondiale.

Si la bête a tout du mustélidé (une fouine , une belette…) et du mammifère, mangeant , procréant, dotée de dents, d’une fourrure , de pattes avec des griffes, Odradek lui est une aberration formelle, organique et structurelle ; c’est une créature :

« De prime abord, elle ressemble à une bobine de fil à coudre, plate, en forme d’étoile, et le fait est qu’elle paraît garnie de fil ; il ne s’agirait cependant que de vieux bouts de fil de nature et de couleurs diverses, noués bout à bout et par ailleurs emmêlés. Mais ce n’est pas qu’une bobine, non, car du centre de l’étoile sort un bâtonnet transversal auquel un autre vient s’adapter perpendiculairement. Grâce à ce second bâtonnet d’un côté, et à l’une des branches de l’étoile de l’autre,l’ensemble peut se tenir debout, comme sur des jambes. »

Or cette créature avec sa drôle de bobine, faite de bric et de broc, on la retrouve à la même époque chez Picasso, Miro, Klee et bien d’autres ; créatures cousues de fils blancs , avec des pates faites de fourchette ou de bâtonnets, du papier et du carton plié en différents endroits pour donner l’argument de sortes de membres, ou d’yeux ou de bouches ; des lettres aussi, empruntées aux journaux, puis collées, remplacent avantageusement et à peu de frais la touche du maître. Ici, point de maîtrise, ni de savante technique : que du résidu arrangé, adapté, monté.

Regardez les travaux de ces artistes au début du siècle : ils abondent en créatures, beaucoup de poupées faites de boites d’allumettes , de tissus grossièrement collés, quelques marques pour l’œil et la bouche et l’enfant Félix (heureux aussi) recevait des mains de son père Paul K un jouet extraordinaire . Miro multiplia les créatures à travers dessins et peintures, mais aussi comme costumes de théâtre.

Le plus étonnant est Picasso, l’art de l’épingle et de la couture, que je décris longuement depuis déjà de nombreuses années dans une sorte de récit intitulé « les aventures de l’aiguille » (2), récit qui ne cesse de croître tant les événements qui le ponctuent sont innombrables et, bizarrement, à la façon d’Odradek, se voilent et se dévoilent , se montrent à la lumière ou se retirent dans un monde obscur, puis renaissent de leur cendre ; ou bien par je ne sais quelle énergie (mais c’est là le secret de la créature) les formes qui réapparaissent n’apparaissent pas au même endroit, ou sont modifiées comme si elles avaient profité de leur séjour au Pays de l’Obscur pour se refaire une beauté, ou qu’elles avaient rajeunie (car on ne vieillit pas quand on est Odradek) ; ou mieux encore comme si elles se métamorphosaient en retrouvant la lumière et la parole ; ou mutaient en une espèce différente comme je le montre en parlant de l’aiguille de 1911 qui en 1937 devient une anguille.

Je ne pense pas trop m’avancer en disant que si Joseph K est le premier à nommer la créature, à la baptiser en quelque sorte, et ce faisant, geste fondamental, à la désigner d’un nom précis à un moment précis où l’histoire tourne, il n’en est pas le propriétaire (le géniteur) exclusif. K le dit lui-même : la créature semble immortelle car « tout ce qui meurt a eu auparavant une raison d’être, une sorte d’activité à laquelle se frotter: ce n’est pas le cas pour Odradek ».

Odradek incarnerait la durée, ou inversement (car la créature est facétieuse et ne s’encombre pas d’arguments logiques) le temps dans sa complétude, une sorte d’éternité, ou précisement ce qui dans le temps persiste et se maintient, survit (« je souffre presque à l’idée qu’il me survivra ») en quelque sorte, un original, c’est pourquoi il est fait de lambeaux et de pièces rapiécés, de détails et que la « puissance du détail », selon l’expression de J-C Milner, s’exerce d’autant mieux que, humble et d’apparence négligeable elle échappe à l’œil et à la bouche voraces de Chronos.

On les appelle des créatures parce qu’elles se sont séparées définitivement et fermement (astucieusement aussi) du corps plein du David, gonflé à l’hélium, juste ce qu’il faut pour que l’air contenu de l’intérieur vienne tendre à l’extérieur une peau si plastique qui tout en n’étant qu’une surface (certes jouant selon les variations du plan , de la courbe et de l’angle) ne laisse rien ignorer de la magnifique ordonnance, en couches successives, des os, des veines, des nerfs et des muscles. La peau ou le marbre poli et lissé qui revêt ce qu’il y a là dessous est le résultat de cette poussée organique et pneumatique qui ne s’arrête (sinon il y aurait explosion et production de membra disjecta) qu’une fois le seuil du visible atteint.

Car c’était là le but : la forme, paisible , harmonieuse et belle, pensée pour l’oeil. On dirait que c’est vivant.

Or la créature est plus que transparente, elle est trouée de toute part, elle est bancale. Le visible ne semble pas être sa préoccupation majeure, mais plutôt la vitesse,«vitesse en route vers une cible si lointaine elle-même invisible » ; si rapide qu’à peine saisie par l’œil la chose se dérobe : « on n’en tire rien de plus en l’observant de plus près, car Odradek est d’une mobilité extraordinaire et proprement insaisissable ».

Son être est le mouvement, celui-là même qui déplace les lignes, n’en déplaise à l’auteur de la formule. Elle procède par fondus-enchaînés, « sans domicile fixe », elle séjourne à la façon de l’éclair, un éclat de lumière puis plus rien ; chaque fois qu’on lui demande « Où habites-tu » elle répond en riant, parce qu’elle est facétieuse et qu’elle a lu Saint Augustin : « de lieu il n’y en a pas » !

Sa mobilité et son intemporalité lui permet de traverser tous les continents, toutes les époques. Sa facétie l’amène à la façon de l’ange de la conscience, ou d’un lutin, de séjourner dans des cerveaux divers, des cerveaux noirs comme celui de Piranèse ou cristallins comme celui de Mallarmé ; parfois de se présenter en « papier et bâtonnet » à telle ou telle personne, ce qui fut le cas avec Franz K ; je pense aussi, il y a longtemps, à Jacone et Piero di Cosimo. Pontormo a dû en entendre parler par ce dernier car si on lit son Journal on est frappé par l’astucieux mélange de peinture , de nourriture et d’autres ingrédients innommables qui composent indifféremment ses repas, ses tableaux et même ses défécations .

Je passerai sur la présence de la créature dans les cerveaux de Vincent et du Momo, tant c’est évident. Je m’attarderai plutôt sur les très récents textes de Pascal Bacqué (est-il écrivain, philosophe, zadig, poète, je ne sais) et particulièrement sur ces recherches à propos du peintre Léodange Bris où il révèle en ce peintre la possibilité d’un avatar de la créature, en notant la complexité des étages de papier, leurs articulations complexes, l’impossibilité de séparer le recto du verso, comme il se doit, enfin sa façon de peindre « en traînant derrière lui des effilochures de fil à coudre » selon la formule empruntée directement à Franz K, la même!

« Ce n’est pas un nouveau Picasso, c’est la relève de Picasso. Enfin ! »

« Qu’en pensez-vous ? » me demanda Monsieur Bacqué en me présentant quelques tableaux de Bris, ce peintre bougon et cloitré dans une lointaine campagne.

« Prodigieux », répondis-je, « comment de telles merveilles ne sont-elles encensées et portées aux nues. Il faut bien que notre monde soit devenu médiocre, nos conservateurs ne conservent qu’eux-mêmes, nos marchands ne s’intéressent qu’à la valeur d’échange, nos collectionneurs à la gestion de la plus value de la valeur d’échange, et nos critiques… ! ah ! Les critiques… je ne voudrais pas être grossier.

Mais votre Bris , Monsieur Bacqué, malgré son nom de fromage, votre Bris ! »

Et tout en devisant je m’approchais au plus près du tableau peint sur papier ; les ruisseaux de couleur avaient laissé comme des rigoles où l’eau soudain passait au feu, puis du feu à la flamme et à l’aspiration à la fois naturelle et mystique à monter pour s’engouffrer dans le lointain, comme si le lointain n’était pas un horizon mais un trou.

« Regardez, c’est là. Voyez ! »

« Ça bouge, dis-je, c’est vivant, mais vraiment vivant , pas comme le David ; et là voyez ce qui circule sous cette couche et remonte sur celle-là, c’est du sang, des humeurs de la sève ! Allons ce n’est pas du papier, c’est le corps entier d’Odadreck voué et se dévouant à la peinture, s’y déplaçant comme « allant tour à tour au grenier, dans l’escalier, dans les corridors ou dans l’entrée ».

Sous nos yeux éberlués le mouvement s’intensifiait, centrifuge et centripète tout à fois, la surface gonflait, prête à craquer, comme un corps pris au piège d’un filet dont il voudrait s’extraire. C’était bien le turbulent et insouciant Odradek .

Son séjour dans l’épaisseur des feuilles amassées par le peintre avait pris fin. Il allait s’envoler ou s’évanouir dans les airs.

Je pensais alors à ce pauvre Bris. Qu’allai-t-il advenir de lui ?

- Christian Bonnefoi, 2020.

Notes

(1) Parfois Odradek est aussi le nom d’une société secrète vouée au culte de la Peinture et à l’établissement d’une « Scienza Nuova » initiée par Mallarmé. Par « membres » de cette société il faut alors entendre et les parties du corps d’Odradek et les individus affiliés à la société. Certains affiliés, ombrageux, ont fait savoir que ma remarque était idiote puisque les uns et les autres forment un seul corps et que par conséquence il n’y avait pas de différences entre les parties et le tout.

(2) Lire en particulier « Ceci n’est pas un verso », Les Cahiers de l’Agart, n° 2, 2019